Entretien avec Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et professeure de science politique, sur la charge émotionnelle qui pèse sur les femmes en plein confinement.
Qu’est-ce que la charge émotionnelle?
Camille Froidevaux-Metterie: La charge émotionnelle renvoie à l’idée que les femmes sont naturellement responsables du bien-être émotionnel de leur entourage. Comme ce sont elles qui portent et élèvent les enfants, qui s’occupent des malades et des personnes âgées, elles auraient des compétences émotionnelles particulières. Elles seraient en quelque sorte prédisposées au souci d’autrui, à l’empathie et à la gentillesse. Ce n’est pas faux mais cela n’a rien de naturel, c’est construit socialement.
Dans son livre, Les Couilles sur la table, Victoire Tuaillon explique que les garçons sont socialisés pour paraître toujours insensibles et invulnérables, ils apprennent à dissimuler leurs émotions. Et puisque les filles sont socialisées, elles, pour être gentilles et sensibles, les hommes exploitent cette disposition ; ils n’adressent pas de demandes spécifiques mais font en sorte que les femmes y répondent d’elles-mêmes. C’est une idée que l’on retrouve sous la plume de l’autrice de bande-dessinée Emma, dans La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles. On y voit que le souci du bien-être émotionnel de ses proches, pour une femme, c’est se priver d’une sortie pour ne pas contrarier son conjoint ou penser à acheter ce que ses enfants aiment et leur faire des surprises…
Qu’en est-il pendant le confinement?
Si on y réfléchit, les femmes ne doivent pas supporter deux, ni trois, mais bien cinq charges! Il y a la charge du télétravail, la charge domestique (les tâches ménagères, les lessives, les repas), la charge parentale qui se double d’une charge éducative puisque les mères doivent suppléer aux enseignant·e·s, la charge mentale (le fait de tout piloter et d’anticiper: oui, un homme peut faire une lessive mais c’est souvent la femme qui doit y penser et, une fois qu’il s’est lancé dans l’aventure, il va falloir l’assister à chacune des étapes (où est la lessive? quel programme de lavage choisir ?). Et puis il y a enfin la charge émotionnelle. Cela fait beaucoup!
Les hommes ne portent-ils pas eux aussi cette charge puisqu’ils doivent être rassurants et protecteurs?
Traditionnellement, les hommes pensent devoir protéger leur famille des dangers mais là, en la circonstance, le danger est immaîtrisable. La société elle-même n’arrive pas à garantir la sécurité de ses membres… Dans ce contexte de forte angoisse, ce sont les mères qui consolent, câlinent, distraient, font en sorte que les enfants ne se chamaillent pas… Ce qu’il faut gérer, ce sont des émotions intimes et fondamentales, la peur d’être malade ou de mourir, la tristesse d’être séparés de ses proches. Les femmes l’assument davantage que les hommes, même si ces derniers ne sont évidemment pas incapables de tendresse et de sollicitude.
Les soignants et les soignantes sont-ils égaux devant la charge émotionnelle?
On attend des infirmières et des aides-soignantes qu’elles assurent un certain niveau de présence émotionnelle vis-à-vis des malades, elles doivent avoir des mots et des gestes qui réconfortent et qui accompagnent. À l’inverse, on pardonne assez facilement à un médecin qu’il reste distant pour se “protéger personnellement”. Cela relève pour les soignantes d’une exigence de conformité à leur rôle professionnel.
C’est ce que recouvre le concept sociologique de “travail émotionnel” théorisé par Arlie Hoschild. Elle a montré que l’on attend des individus qu’ils manifestent les émotions adéquates à leur monde professionnel, les hôtesses de l’air par exemple doivent rester toujours attentives et aimables. Il en va ainsi dans les métiers de la santé et du soin qui sont déjà particulièrement rudes, mais qui deviennent proprement insupportables dans les conditions de la crise qui sont aussi épuisantes qu’effrayantes. Les soignantes sont sommées de prendre en charge le malheur des malades par une attention très personnalisée. C’est très lourd. Je pense qu’il va falloir anticiper l’épuisement émotionnel et physique de ces professions pour la sortie de crise.
La période de confinement pourrait-elle changer la donne relativement au partage des tâches domestiques?
Le processus de déconstruction des stéréotypes de genre ne se fera pas en quelques semaines. En revanche, ce qui est très probable, c’est que se dessine une prise de conscience masculine. A minima, les hommes vont bien devoir prendre la mesure de tout ce que font les femmes et ce n’est quand même pas rien!
J’espère aussi que les femmes ne vont pas accepter trop longtemps d’être ainsi réduites à l’état de servantes. J’imagine que, dans bien des familles, il va y avoir des mises au point et une réorganisation des tâches. Mais je ne suis pas naïve, cela ne se produira pas partout et cela reste très lié à des critères sociaux.
Mais il faut tout de même remarquer que nous sommes en train de vivre une expérimentation à l’échelle de la société toute entière, quelque chose que les féministes n’ont jamais osé imaginer, même dans leurs rêves les plus fous: tous les hommes ou presque ont été contraints de rester à la maison!
Comment tirer profit de cette “expérimentation sociale” dans l’après confinement?
Nous étions en train en vivre un moment féministe assez intense sur le terrain de la déconstruction des rôles de genre, il ne faudrait pas que cette crise vienne tout recouvrir.
Nous devons continuer à réfléchir à ces questions et rester mobilisées, voire même préparer un agenda féministe de sortie de crise. Il y a par exemple une mesure concrète qui pourrait être prise dans ce sens, c’est l’allongement du congé paternité. Il est de onze jours en France, c’est vraiment lamentable. En Espagne, il vient d’être porté à vingt semaines et rémunéré à 100% du salaire.
Si on faisait en sorte que les hommes puissent arrêter de travailler vingt semaines, ou ne serait-ce que douze, ce serait un puissant accélérateur de déconstruction des stéréotypes de genre. Les bébés seraient aussi élevés par leur père qui auraient à cœur de garder les habitudes prises dans les premières semaines de vie des enfants. Cela pourrait produire des effets assez rapidement mais cela ne se fera pas sans volonté politique forte!
A lire aussi : Femmes et confinement: stop aux diktats?
A lire aussi : À la maison, “ce sont les femmes qui portent cette crise”
Propos recueillis par Océane Segura