Le professeur de science politique à l’Université Dauphine PSL Renaud Dorandeu analyse pour le Pangolin la gestion du temps politique par Emmanuel Macron. Elle-même née dans un contexte de crise, la Constitution de la Ve République, offre actuellement les armes nécessaires pour gouverner vite et sans débat.
Le Pangolin: Emmanuel Macron et l’exécutif sont beaucoup critiqués pour leur gestion de la crise sanitaire. Peut-on comparer l’urgence de la situation avec une situation passée?
Renaud Dorandeu: L’urgence sur le terrain sanitaire s’est déjà produite dans le passé avec des situations dont le pouvoir politique a pu mettre du temps à s’emparer. Au moment de l’affaire du sang contaminé, au début des années 1980, Il s’était écoulé des mois avant que la prise de conscience de la gravité du virus ait lieu, et qu’on mette en cause les responsables. Ça a conduit d’ailleurs à la première vraie grande mise en cause du personnel politique puisqu’à l’époque, Laurent Fabius (à l’époque Premier ministre), Edmond Hervé (secrétaire d’État chargé de la Santé) et Georgina Dufoix (ministre des Affaires sociales) ont vu leur responsabilité questionnée. Georgina Dufoix avait eu cette phrase: “Je me sens responsable mais pas coupable.” Je pense qu’on va exhumer ce diptyque. Pourtant, ces dernières semaines il y a une tentative d’inversion de la part d’acteurs politiques de l’opposition, mais aussi de personnes privées sur les réseaux sociaux, sur le mode “coupables et irresponsables”. On questionne le lien entre responsabilité et culpabilité et c’est un peu tordu. Au moment de l’affaire du sang contaminé, la remise en question était en fait restée assez limitée, mais pour la crise d’aujourd’hui, je suis persuadé que le nombre de plaintes va être bien plus conséquent. On va questionner la chaîne de commandement et cela fait partie de la judiciarisation de l’action publique.
L’urgence justifie-t-elle la restriction des débats parlementaires sur les questions du tracing et du déconfinement pour endiguer l’épidémie?
J’ai vraiment l’impression qu’on raisonne en fonction de problèmes binaires. En ce moment, il y a un objectif de santé publique. Si on va sur ce chemin là, il faut que tout ceux qui crient à l’empiétement sur la vie privée avec le concept de tracing réalisent que le confinement est déjà une réduction de la liberté de manœuvre et donc de vivre sa vie privée. Dans cette logique-là, il faudrait donc aussi condamner le confinement. C’est un peu la même problématique que celle qui avait existé au moment des attentats de 2015 avec la question de la répétition de l’état d’urgence. A l’époque, c’était la capacité à faire des perquisitions assouplies au domicile. Et bien là, avec le tracing, c’est pareil sauf que c’est “on sait où je suis”, et si j’ai été en contact ou pas avec des malades ou des porteurs du virus.
Nous sommes en démocratie. Le Parlement ne doit-il pas tout de même débattre du sujet?
Mais si le Parlement était le lieu de la construction de la démocratie dans la tradition française ça se saurait. Cela fait plusieurs décennies qu’on essaye de le réhabiliter. Mais il fait l’objet d’une sorte de fétichisation alors même que les réseaux sociaux sont devenus une arène, non pas parlementaire, mais animée aussi par des acteurs politiques. C’est compliqué de demander au chef de l’État des choses qui ne sont pas pratiquées dans le reste de la société. A l’Université par exemple, il y a une cellule de crise avec des décisions qui sont prises par un groupe très restreint de personnes, et on informe le Conseil d’administration après coup qui votera a posteriori. Quand on décide à six dans un petit bureau d’annuler la mobilité de tous les élèves de troisième année de licence, il y a des conséquences sur la vie de plusieurs centaines de personnes, et pourtant, les conseils élus débattront dans un second temps.
L’urgence se confronte à l’idée d’une bonne gestion du temps politique… Comment Emmanuel Macron s’en sort-il?
En situation d’urgence, le temps privé se dilate et le temps politique se contracte. C’est assez paradoxal mais plus le temps privé se dilate, plus les attentes à l’égard du temps politique le contraignent. Faire de la politique aujourd’hui, c’est aménager le temps, être le maître des horloges. Ça me questionne du point de vue de la rapidité des choses. Tout se passe aujourd’hui comme si l’action publique était jugée immédiatement, sans recul. Nous sommes très loin des débats de la fin de la IVe République où Pierre Mendès-France disait: “Laissez-moi gouvernez et si vous n’êtes pas contents, vous ne revoterez pas pour moi.” C’est un avatar inattendu de la démocratie directe. On a cette contradiction entre le besoin d’État et la volonté de le juger immédiatement. C’est l’illusion qu’on peut deviner l’avenir, que les choses sont écrites.
Vis-à-vis de la Constitution, le président de la République est-il dans son bon droit de gouverner dans l’urgence sans soumettre ses décisions au débat parlementaire?
La Ve République est née dans un contexte de quasi guerre civile et s’est bâtie sur la répétition de situations d’urgence. La Guerre d’Algérie, Mai 68… Ce n’est pas quelque chose de vraiment nouveau. Et c’est presque dans l’ADN de la Constitution et des institutions. Ça se lit par exemple dans l’existence d’un article 16 consacré au pouvoir de crise. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil depuis Le Coup d’État permanent de François Mitterrand en 1963. Et pourtant, c’est le même François Mitterrand qui n’a pas touché à la Constitution quand il a été élu président: “La Constitution, rien que la Constitution mais toute la Constitution.” Je ne vois pas d’entorse constitutionnelle de la part de Macron. Il a le droit de faire tout ce qu’il fait car ça a été prévu dans la Constitution. Ce sont les règles du jeu. J’attends qu’un bel esprit me dise quel est l’article de la Constitution qui a été bafoué. Pour l’instant je ne le vois pas. On peut ne pas être content de cette utilisation de la Constitution, ou même de l’existence de certaines règles mais il n’y a pas eu de révision constitutionnelle et Macron ne propose pas de modification des règles du jeu. Il subit la malédiction des origines, celle de l’état d’exception, inhérent à la Constitution.
L’opposition politique est-elle donc dans une posture quand elle crie à l’attentat démocratique?
L’opposition est faite pour s’opposer. Ça fait partie du jeu. On est en 2020. Les élections ont lieu dans deux ans. Tout le monde a le calendrier dans la tête. Certains se disent que si l’histoire dure encore un an comme certains scénaristes l’envisagent, on sera au printemps 2021. La stature de celui qui a guidé la France dans la crise, qui pourra se présenter comme celui qui a limité le nombre de morts, est un capital symbolique majeur. Donc autant commencer à grignoter ce statut le plus tôt possible en attaquant Macron sur le ton: “Vous n’êtes pas du tout le sauveur de la patrie, vous êtes celui qui lui a fait emprunter des chemins périlleux.”
Après l’allocution d’Edouard Philippe, les députés vont débattre et voter. Matignon n’était pas favorable à l’idée d’un vote pour ne pas afficher une majorité divisée. Concrètement, qu’est-ce que cela change qu’il y ait un vote ou pas?
Le vote, c’est l’article 49 de la Constitution. Le Premier ministre engage la responsabilité de son gouvernement après un discours de politique générale. Là, on choisit de faire voter parce que la démocratie c’est aussi choisir son camp. Faire de la politique, c’est choisir la moins mauvaise solution. A un moment donné, il faut souder sa majorité. C’est le rôle du “Whip” dans les systèmes anglo-saxons, ce que doit faire Franck Underwood dans la série “House of Cards”, ce qu’a dû faire Boris Johnson pour le Brexit. La difficulté que rencontre la République en marche, c’est que c’est un mouvement politique un peu hybride. Ce n’est pas vraiment un parti avec la discipline qui va avec. La démocratie parlementaire, c’est “majorité versus minorité”. Il faut qu’on sache qui est dans la majorité et qui est dans l’opposition. Jean-Pierre Chevènement, consulté récemment par Macron, parlait des députés godillots et disait: “Ce sont de très bonnes chaussures.” Le problème de Macron est qu’il n’a pas assez de godillots.
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Propos recueillis par Clara Lahellec