Avec la crise du coronavirus, les soignants sont applaudis aux balcons, encensés dans les discours officiels et les médias, parfois chassés par leurs voisins. Le Pangolin s’est intéressé à ce statut à double tranchant. Dans ce premier épisode, nous avons interrogé Isabelle Veyrat-Masson, historienne, sociologue des médias et directrice du Laboratoire Communication et politique (Irisso/Dauphine|PSL).
Le Pangolin: Les soignants sont aujourd’hui des “héros en blouse blanche”, comme l’affirmait Emmanuel Macron dans son discours du 12 mars dernier. Est-ce une première dans l’Histoire?
Isabelle Veyrat-Masson: Le sens du mot “héros” a changé au XXe siècle. Avant, le héros était une personne individuelle qui accomplissait des exploits exceptionnels: un guerrier, une figure mythologique, généralement homme ou se revendiquant homme, comme Jeanne d’Arc. La stature héroïque a ensuite changé: on a “héroïsé” des victimes. On peut observer ce phénomène lors de la Première Guerre mondiale, où les héros ont subi un martyre. Ainsi, les héros d’aujourd’hui ne sont plus à l’origine de leur héroïsme, ce qui est tout à fait original. Un exemple parlant est celui de Simone Veil, figure héroïque entrée au Panthéon. C’est une survivante des camps de la mort.
Lors de la Grande Guerre, la Croix-Rouge était très mise en avant, ainsi que Marie Curie et ses petites Curies (véhicules équipés d’unités de radiologie, NDLR). L’héroïsme des infirmières était glorifié. Mais aujourd’hui, les soignants ne sont plus des auxiliaires des soldats: ils sont eux-mêmes les combattants.
Pourquoi en est-on arrivé à cette “héroïsation”?
Personne n’est devenu infirmier ou médecin pour mourir. Quand on veut prendre des risques, on s’engage chez Médecins sans frontières. Pourtant, les soignants risquent aujourd’hui leur vie, à cause de problèmes dans le système de santé (manque de place, de matériel, NDLR). Pour justifier cette prise de risque, on les sort de leur quotidien, de leur condition de citoyen et de leur métier normal, en leur donnant un statut de héros. C’est un mécanisme universel, quels que soient les pays et les époques: on héroïse des gens qui prennent des risques de mort, on leur donne des titres symboliques, des triomphes ou la Légion d’honneur.
Des élus et des pétitions demandent que les soignants prennent part au prochain défilé du 14-Juillet. Est-ce bien à-propos?
C’est une manière de les remercier en les mettant à l’honneur, mais c’est étrange d’avoir choisi cette date. Il faudrait une commémoration internationale, car le monde se bat contre un même ennemi.
Cette “héroïsation” des soignants pourrait-elle provoquer un oubli, dans l’Histoire et le récit national, du contexte réel de cette crise?
C’est le sort des héros, surtout quand ils sont nombreux, d’être abandonnés. Après les guerres napoléoniennes, les soldats étaient payés un tiers de leur salaire et se sont retrouvés sans aucun statut. C’est pareil pour les soldats revenant du Vietnam, les films Rambo le racontent bien. Ce sont des héros perdus, la poitrine bardée de médailles, mais abandonnés par la nation. Ils sont un groupe, une masse qu’on applaudit, comme le héros inconnu de 14-18. Même si des cérémonies comme le 11-Novembre sont célébrées chaque année, on se remémore davantage l’héroïsme que les héros eux-mêmes.
Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique des soignants?
C’est un feuilleton! Cela fait partie des programmes constants. Il y a une volonté de montrer à quel point ces gens souffrent particulièrement. On retrouve le même vocabulaire que pendant toutes les guerres: ils sont “mal préparés”, n’ont pas les bons vêtements, les “bonnes armes”. Cela fait partie de la rhétorique guerrière, mais entretient aussi les critiques.
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Propos recueillis par Julie Vitaline et Nicolas de Roucy
@julievitaline_ / @NicolasdeRoucy
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