Le Monde

François Ecalle: “L’État doit poser des conditions égalitaires de recours aux aides publiques pour les entreprises”

Depuis le début de la crise sanitaire, la France a fait le choix de s’endetter et d’investir massivement pour sauver les entreprises et protéger les ménages. Une stratégie nécessaire pour François Ecalle, président de l’association “Fipeco” et ancien membre du Haut conseil des finances publiques. Il estime qu’il faut désormais annuler les charges sociales et fiscales des entreprises et plaide pour une approche plus égalitaire des aides publiques.
Le Pangolin: L’État français a investi près de 110 milliards d’euros pour venir en aide aux ménages et aux entreprises. Est-ce la bonne stratégie ?

François Ecalle: Il n’y a pas d’autres choix possible! Lors de la crise de 2008, la France a très peu financé le système de chômage partiel. Les répercussions sur l’emploi ont été terribles. L’État a appris de ses erreurs: financement du chômage partiel pour des millions de salariés, 300 milliards d’euros de prêts garantis aux entreprises et report des cotisations et charges fiscales. C’est obligatoire pour amortir le choc économique. Il faut désormais aller plus loin, en annulant toutes les charges sociales et fiscales. Les reporter ne fait que déplacer le problème. Les entreprises vont sortir de cette crise avec des comptes dans le rouge et un bilan économique dégradé.

On se souvient de la phrase “Il n’y a pas d’argent magique!” d’Emmanuel Macron lors d’une visite au CHU de Rouen en novembre 2018. Mais alors, d’où viennent ces dizaines de milliards d’euros?

Ce sont des sommes prêtées par la Banque centrale européenne (BCE). C’est elle qui permet au gouvernement français d’emprunter rapidement, à des taux d’intérêts proches de 0%. Si la France n’appartenait pas à la zone euro, elle devrait emprunter à des taux plus élevés et accepter une dépréciation de sa monnaie, ce qui aurait pour effet de baisser le pouvoir d’achat.

La planche à billets fonctionne à plein régime, d’autant que les règles du pacte de stabilité [ndlr: chaque Etat membre de l’Union européenne doit maintenir son déficit en dessous de 3% et sa dette publique inférieure à 60% du PIB] ont été suspendues, comme le prévoit le Traité de Maastricht en cas de récession. L’État français peut donc emprunter quasiment sans limite.

La dette publique et le déficit s’envolent, quels sont les risques à long terme?

Si la BCE prête sans limite, alors cela va engendrer de l’inflation. Ce n’est pas si mal pour l’économie, mais il ne faut pas qu’elle augmente trop tout de même. En cas d’inflation forte, il y aura des gagnants et des perdants. Les gagnants seront ceux dont le salaire est indexé sur les prix, comme le SMIC par exemple. Mais pour tous les autres, cela va entraîner une baisse de salaire, donc de pouvoir d’achat. Une situation d’inflation forte en Europe est peu probable sachant que l’Allemagne y est allergique.

La politique de lutte contre la crise économique liée à l’épidémie de coronavirus est-elle coordonnée au niveau européen?

Il faut noter deux choses. Pour l’instant, on remarque qu’il y a une coordination souple des pays de l’Union européenne (UE), où chaque pays applique à peu de choses près les mêmes mesures pour affronter la crise sanitaire. Mais si l’on veut aller plus loin, il faudrait augmenter le budget européen et affecter cette augmentation au secours des Etats membres. Or deux difficultés se posent: ce budget ne représente que 1% du PIB des États membres de l’UE, donc son influence est limitée, et surtout il existe un dissensus entre les pays européens. La France, l’Espagne ou l’Italie souhaite augmenter le budget quitte à s’endetter, ce que réfute les Pays-Bas ou l’Allemagne par exemple. L’Europe des 27 a toujours eu des débats inextricables pour voter les budgets, alors une issue rapide paraît peu plausible.

Ces investissements publics vont-ils être compensés par une augmentation des impôts?

Difficile de demander cela aux Français, alors que nous sommes le pays de l’OCDE qui impose le plus de prélèvements obligatoires. Augmenter les impôts entraînerait un problème de productivité. Ce n’est pas le moment de le faire, alors que les ménages se constituent une épargne de précaution et que les entreprises hésitent à investir. Il est possible cependant que L’État se voit obligé d’augmenter les impôts dans les prochaines années pour réduire le déficit public. Si nos pays voisins le font, alors nous devrons aussi y passer.

L’État a prévu une enveloppe de 20 milliards d’euros pour les “entreprises stratégiques” en difficulté. Comment les choisir?

C’est la grande difficulté qui se pose pour le ministère de l’Économie. Le concept “d’entreprise stratégique” est flou. Cela concerne vraisemblablement les grandes entreprises. Mais il va falloir fixer des règles générales, que L’État pose des conditions égalitaires pour les entreprises qui souhaitent demander l’aide des finances publiques. Il devra également rendre public le nom des entreprises aidées. Si l’on choisit les entreprises au cas par cas, cela pourrait aller dans le sens de celles qui ont des capacités de lobbying importantes auprès du pouvoir exécutif. L’annonce d’un prêt garanti de 7 milliards d’euros à Air France pose question. Pourquoi cette aide lui a été accordée, et pas aux petites compagnies nationales? Cela voudrait-il dire que l’on doit sauver seulement les grandes entreprises? La réponse n’est pas évidente.

Quels scénarios sont envisageables pour sortir de la crise?

Tout dépend de l’évolution de la crise sanitaire et si le risque de deuxième vague se confirme ou non. Je pense que le gouvernement français devra prendre des mesures fortes et annoncer un plan d’investissement pour relancer l’économie. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a annoncé que ce plan serait présenté à l’automne prochain. D’ici là, le débat d’orientation des finances publiques, s’il a lieu en juillet, permettra de préciser la feuille de route du gouvernement pour la crise et l’après-crise. Difficile d’imaginer un retour à la situation économique de 2019 avant la fin de l’année 2021.

Ne serait-il pas opportun de “profiter” de cette crise pour investir dans une transition écologique de l’économie?

Je ne pense pas que ça soit le bon moment d’engager une transformation de l’économie. Nous avons actuellement un problème de survie économique, et je crains que l’imposition de nouvelles normes et charges environnementales puissent conduire à la disparition d’entreprises. Si les entreprises ne vivent pas, ce sont les salariés qui se retrouvent au chômage. Il faut d’abord relancer l’économie au niveau national. La transformation doit venir de l’Union européenne. Elle doit bâtir un plan d’investissement qui intègre le développement durable, pour qu’ensuite les économies européennes se coordonnent. Il n’y a que l’Europe qui peut infléchir un tel changement. L’urgence est pour l’instant de sauver les entreprises de la faillite.

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Propos recueillis par Irvin Blonz