Avec la crise du coronavirus, les soignants sont applaudis aux balcons, encensés dans les discours officiels et les médias, parfois chassés par leurs voisins. Le Pangolin s’est intéressé à ce statut à double tranchant. Dans ce troisième épisode, nous avons interrogé Xavier Fournier, auteur de Super-Héros, l’envers du costume (éditions Fantask).
Le Pangolin: Les soignants sont parfois qualifiés de super-héros, comme si les blouses devenaient des costumes, les compétences techniques, des super-pouvoirs et le métier, une mission pour le bien. Est-ce réellement le cas?
Xavier Fournier: Il y a, depuis longtemps, une sorte d’interconnexion entre les super-héros réels et les super-héros fictifs. Les médias occidentaux ont commencé à parler de “super-héros” au plus fort de la Première Guerre mondiale, un conflit à l’ampleur inédite pour l’époque. Ses héros étaient donc, par conséquent, des “super-héros”.
Aujourd’hui, ceux que nous appelons “super-héros”, ce sont les justiciers masqués des romans, films ou BD des années 30. La fusion entre super-héros réels et super-héros fictifs s’est faite au début des années 40, quand la Seconde Guerre mondiale s’est immiscée dans les comics. Entre les deux guerres, le terme a été appliqué à certaines urgences médicales lors de plusieurs crises sanitaires américaines. Les sauveteurs étaient, là-aussi, traités de super-héros.
Qualifier les soignants de “super-héros” nous permet-il de leur déléguer un peu plus la charge de la lutte contre le virus?
On ne peut pas exclure qu’il y ait une forme de déresponsabilisation dans le fait de traiter un groupe d’autres personnes de “super-héros”. C’est l’effet pervers de la fameuse phrase de Spider-Man et de son oncle Ben: “Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités”. Si l’autre est considéré comme “super”, certaines personnes peuvent alors avoir l’impression qu’étant “normale”, on n’attend pas d’eux un certain niveau de responsabilité.
Quelle différence y a-t-il entre l’héroïsation d’un individu, comme Batman, et celle d’un groupe, comme les soignants?
Nous avons tous besoin de modèles, qu’ils soient musiciens, acteurs ou hommes politiques. Mais en individualisant notre admiration, on court le risque de déchanter. On l’a bien vu ces dernières années, la carrière d’une célébrité peut exploser en plein vol à cause d’un scandale financier ou d’une question de mœurs. De la même façon, si j’apprenais qu’un des hommes les plus riches de la ville avait financé son propre arsenal pour faire des patrouilles dans les rues et taper sur qui bon lui semble, comme Batman dans son univers fictif, je serais sans doute terrifié et pas du tout admiratif.
Héroïser la fonction soignante dans son ensemble, c’est projeter notre admiration sur différents corps de métiers. On peut ainsi admirer globalement les soignants, même si on pense que le docteur en bas de la rue n’est pas terrible et n’a pas bien soigné Mme Dupond. Quand on tente d’isoler des noms ou des visages, le consensus explose.
Malgré les hommages du président et les applaudissements quotidiens, les soignants sont parfois accusés d’être des virus ambulants, on peut les chasser d’un immeuble ou leur demander de promener leur chien ailleurs… Retrouve-t-on ce genre de comportement vis-à-vis des super-héros?
Dans l’univers de DC (Superman, Batman, Flash…), le respect est de mise. Le citoyen lambda est, sauf rare épisode, admiratif de Superman et des autres. Chez Marvel (Avengers, Spider-Man…), au contraire, les super-héros sont le plus souvent tenus responsables pour des fautes qu’ils n’ont pas commises. Les X-Men sont détestés pour ce qu’ils sont, victimes de racisme. Spider-Man a été accusé de meurtre. L’approche de Marvel est visionnaire en un sens, elle annonce ce qu’on voit aujourd’hui. Si des super-héros existaient réellement, il y aurait sans doute des gens pour leur laisser des mots en exigeant qu’ils déguerpissent de l’immeuble.
Dans les comics, quels sont les rapports entre gouvernement et super-héros?
Ils sont rarement bons. Sur le plan idéologique, l’existence des super-héros est un aveu de l’échec de la société. Batman n’aurait pas besoin de lutter contre le crime à Gotham si les pouvoirs publics arrivaient à y faire face seuls. Les institutions sont généralement montrées comme en partie corrompues. Les comics sont très réactifs. Ils intègrent souvent les événements du monde réel. En 2001, deux mois après la chute des tours, il y avait un épisode de Spider-Man racontant les événements. Il y a fort à parier que ce sera encore le cas après cette crise sanitaire, qu’on évoquera la catastrophe et ceux qui y ont fait face.
Le premier épisode de la série “Les soignants, ces héros ?” : Les soignants, ces héros ? Isabelle Veyrat-Masson : “C’est le sort des héros que d’être abandonnés”
Le deuxième épisode avec David Colon, professeur à Sciences Po : Les soignants, ces héros ? David Colon : “Le discours du gouvernement stigmatise les anti-héros, ceux qui ne veulent pas mettre leur vie en danger”
Et le dernier épisode, avec le sociologue du travail Stéphane Le Lay : Les soignants, ces héros ? Stéphane Le Lay : “Cette “reconnaissance” ne tiendra sûrement pas dans le temps.”
Propos recueillis par Julie Vitaline