Le Monde

Rattrapage des lacunes scolaires: profs et parents d’élèves dans le flou

Deux mois d’école à distance auront renforcé les inégalités d’apprentissage entre les enfants. Face au flou gouvernemental, parents et enseignants sont partagés sur la réponse à apporter pour combler le retard accumulé par les élèves les plus fragiles.

Tout s’est arrêté le vendredi 13 mars. Les écoliers ont quitté leur classe et leurs camarades en emportant cahiers et classeurs. Dans l’Oise et le Haut-Rhin, la fermeture des écoles a été décidée une semaine avant. Pendant presque deux mois, petits et grands ont expérimenté avec plus ou moins de réussite l’école à la maison, en découvrant les joies de la connexion internet parfois saturée ou du partage d’ordinateur dans la famille pour ceux n’ayant qu’un appareil. Une toute nouvelle organisation à apprivoiser qui n’est pas sans conséquence sur l’apprentissage. Les professionnels du secteur se veulent rassurants pour les bons élèves mais s’inquiètent plutôt des lacunes que pourraient accumuler certains enfants fragiles à la rentrée.

Pour les bons élèves ou ceux de familles favorisées, ce n’est pas grand chose deux ou trois mois sans cours. Ils vont vite raccrocher ou reprendre le rythme sans problème”, anticipe Catherine Piecuch, secrétaire départementale FSU du Pas-de-Calais. “Il n’y aura pas de problème pour les enfants dont les parents sont disponibles et en capacité de les aider”, ajoute Yannick Lefevre, professeur d’Histoire-Géographie et membre du Syndicat national des enseignants de second degré (SNES) dans l’académie de Reims. “Les enfants auront quand même appris des choses pendant ce confinement, comme l’autonomie par exemple, ou ils ont développé leurs passions, affirme Philippe Renou, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) du Val d’Oise. Et manquer deux ou trois mois de classe en maternelle ou en primaire, cela ne se ressent pas sur le reste de la scolarité.

L’école à distance accentue les inégalités scolaires

Pourtant, tous les parents d’élèves et enseignants ne partagent pas cet avis. D’après la fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP), tous les niveaux sont importants, de la maternelle au lycée. Directrice de l’école maternelle Saint-Léger à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Stéphanie Fouilhoux enseigne aux moyennes sections en zone d’éducation prioritaire (ZEP). “On aurait dû commencer le découpage, le graphisme à cette période de l’année. Mais les enfants n’ont pas tous des ciseaux à bouts ronds chez eux ou des feutres adaptés, constate-t-elle. On ne peut pas demander aux familles de tout faire comme à l’école surtout dans des petits logements.” Les enseignants ont donc adapté leurs cours: les petits font des maths en mettant la table ou en faisant la cuisine par exemple.

Si aucun niveau scolaire n’est à négliger, l’origine sociale des enfants doit aussi être prise en compte par le corps enseignant. L’école à la maison pénalise principalement les élèves de milieux défavorisés et ceux qui présentaient déjà des difficultés dans l’apprentissage. “Des parents travaillent pendant le confinement ou télétravaillent. D’autres ne peuvent pas aider leurs enfants car ils n’ont pas les compétences ou ne savent pas bien parler français”, énumère Valérie Escoubet, responsable de la fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP) en Aquitaine. A cela s’ajoutent les difficultés matérielles : disposer d’un ordinateur par élève, d’une imprimante, d’une connexion internet fiable…. “Certaines familles n’ont que des smartphones, les élèves peuvent consulter les PDF mais pas les imprimer pour travailler dessus”, note Catherine Piecuch. Malheureusement, “le confinement a peut-être accéléré le décrochage des élèves mais le phénomène existait déjà avant”, rappelle Yannick Lefevre, membre du SNES et professeur en collège.

Les phénomènes de décrochage scolaire dus à des conditions de confinement inadaptées étaient donc prévisibles. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer estimait le 31 mars qu’entre “5 et 8%” des élèves étaient perdus de vue par leurs enseignants. Un chiffre largement sous-estimé d’après le SNES-FSU qui avance lui le nombre de 40%. “Les statistiques de l’Education Nationale ne prennent en compte que les enfants qui ne se sont pas connectés une seule fois sur l’ENT. Or certains se sont connectés quelques fois, mais çe ne nous dit pas si le travail est fait derrière”, assure Catherine Piecuch. “On envoie des bouteilles à mer aux élèves, et on ne sait pas s’ils les reçoivent et ouvrent le message à l’intérieur”, se désole la professeure de langues au collège syndiquée FSU. Environ un tiers de ses 6e et 5e lui renvoient les exercices faits, la moitié pour les 4e-3e estime-t-elle.

Quelles modalités de suivi des élèves en septembre?

Dès lors, les professionnels du secteur s’interrogent sur l’accompagnement des élèves pour pallier les lacunes éventuelles accumulées pendant le confinement. Jean-Michel Blanquer a dores et déjà promis un été studieux avec des “colonies de vacances éducatives” et la mise en place éventuelle du dispositif “école ouverte” avec des cours de soutien et des activités ludiques. “Ce n’est pas avec une ou deux semaines de soutien que l’on pourra rattraper le programme qui n’a pas été fait en deux ou trois mois”, regrette Catherine Piecuch.

Quid du suivi des lâcheurs en septembre? Chez les enseignants, l’adaptation s’impose comme le mot d’ordre. A l’école maternelle Saint-Léger de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), la directrice précise que “chaque enseignant devra revoir sa progression à la rentrée en fonction du niveau des élèves. On travaille en équipe donc on sait où en est l’école et ce qui a été fait ou pas.” Dans le second degré, les professeurs connaissent également le programme des niveaux antérieurs et les notions qui n’auront pas été vues. “On ne pourra pas considérer que le programme du dernier trimestre sera acquis clairement. On espère surtout que les inspecteurs de l’Education nationale en tiendront compte”, note Yannick Lefevre, vigilant. Philippe Renou, représentant de la FCPE du Val d’Oise, s’inquiète quant à lui de la transition entre le lycée et les études supérieures. “Des connaissances plus techniques pourront manquer lors de l’entrée en fac, et il n’y aura peut-être pas cette bienveillance”, remarque-t-il.

Au-delà des adaptations pratiques en classe, parents et enseignants attendent une ligne claire de l’Education nationale sur le sujet. Ils appellent à la bienveillance envers les élèves, d’autant que l’hypothèse de redoublements massifs paraît irréalisable et reste inenvisageable dans les faits. Philippe Renou, vice-président de la FCPE du Val d’Oise envisage trois pistes sans trancher: “Soit on rattrape le troisième trimestre à la rentrée, soit on le fait pendant les grandes vacances, soit on allège les programmes.” Cette dernière option semble compliquée d’après Valérie Escoubet car “il y a une continuité des programmes d’une année sur l’autre dans beaucoup de matières.” Plus alarmiste, Catherine Piecuch s’inquiète de “la perte réelle en apprentissage”. La représentante FSU du Pas-de-Calais pense qu’il faudrait “mettre toutes les organisations syndicales autour de la table afin de construire un plan d’investissement sur plusieurs années et réunir un conseil des programmes pour les remettre à plat.” Contacté, le ministère de l’Education nationale précise qu’il se concentre pour l’instant sur les modalités pratiques de réouverture des écoles et que des propositions seront annoncées cet été.

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Isabelle Cormaty