Avec la crise du coronavirus, les soignants sont applaudis aux balcons, encensés dans les discours officiels et les médias, parfois chassés par leurs voisins. Le Pangolin s’est intéressé à ce statut à double tranchant. Dans ce dernier épisode, nous avons interrogé Stéphane Le Lay, sociologue du travail et chercheur à l’Institut de psychodynamique du travail.
Le Pangolin: Habituellement, les soignants sont-ils perçus, par eux et par les autres, comme des héros?
Stéphane Le Lay: Très peu de soignants se prennent pour des héros. Une poignée de chirurgiens se voient peut-être en héros, parce qu’ils sont là “pour sauver des vies”, mais ça s’arrête là. Les malades, eux, ont plutôt tendance à les voir comme des gens très humains, au contraire. Et quand ils ne les aiment pas, parce qu’ils leur font mal par exemple, ils les considèrent comme de la merde.
A la base, on entend par “héros” quelqu’un de très viril: des hommes très puissants, qui vont se battre quitte à y laisser leur peau. Or, le métier de soignant est globalement féminin. Au niveau de la représentation, ça ne colle pas. D’ailleurs, on héroïse les médecins et les infirmières, mais on ne parle pas beaucoup des brancardiers, par exemple. “Les soignants”, c’est pourtant tout un éventail de métiers. Dans les services de réa, il y a aussi des psychiatres ou des kinés.
Quelle image les médias renvoient-ils des blouses blanches?
De manière générale, le traitement médiatique du travail en déforme l’image, à différents degrés selon les professions. Les soignants bénéficient d’un imaginaire social assez positif, mais il n’est pas sûr que vous ayez une vision claire du métier si votre seul prisme, c’est Urgences sur NRJ12 (reportages sensationnalistes en immersion avec des forces de l’ordre ou des urgentistes, par exemple, NDLR). Même avec la crise du coronavirus, je doute que la perception de ces métiers change durablement. Ou alors, ça voudra dire que beaucoup se seront rappelés de ce que c’est que le travail difficile, et quels sont les métiers essentiels dans une collectivité.
Quel rôle viennent jouer les applaudissements de 20 heures?
Ces applaudissements sont, pour moi, une forme bizarre de gratitude servant surtout à lutter contre son angoisse et se donner l’impression d’appartenir à quelque chose qui nous dépasse. C’est un retour vers une appartenance collective qui fait défaut, un peu comme quand on gagne la Coupe du monde. Cette “reconnaissance” ne tiendra sûrement pas dans le temps.
Ici, nos “héros” sont en première ligne dans la lutte contre l’épidémie et sont confrontés à la mort, la pression… Pourquoi les lignes d’écoute psychologiques pour les soignants sont-elles, d’après certains de leur initiateurs, si peu utilisées?
La psychodynamique du travail identifie les stratégies de défense développées par les travailleurs pour ne pas tomber malade, notamment du point de vue de la santé mentale. L’auto-accélération est une stratégie individuelle bien connue: on travaille plus vite pour s’empêcher de penser à l’absurdité ou à l’ignominie de notre tâche, à ses conséquences… Sinon on craque ou on démissionne.
Or, ces stratégies, qui engourdissent la pensée, sont difficilement compatibles avec la consultation d’un psy – surtout à distance. Cela nécessiterait d’arrêter de faire ce qui nous maintient, justement, en “bonne” santé. C’est pourquoi, globalement, les lignes d’écoute ne marchent jamais.
À quoi devront faire face les soignants à la fin de la crise?
Premièrement, quand certains vont se rendre compte qu’ils ont participé à des choses limite du point de vue éthique, il risque d’y avoir des décompensations (rupture de l’équilibre psychique, NDLR).
Ensuite, si la fin des applaudissement s’accompagne d’un retour aux conditions de travail pré-crise, ça va devenir problématique. La pandémie a remis une couche dans la dureté de la charge de travail, tout en dégradant parfois le rapport des soignants à l’éthique et en leur renvoyant une image de héros à laquelle ils n’étaient pas habitués. Retourner à l’état de non-héros et à des conditions de travail similaires, voire pires qu’avant la crise, sera difficile. Pour éviter la catastrophe, il faudra un signal fort de la part des autorités dans leur manière de concevoir l’organisation des services de santé. Surtout, il faudra prendre le temps, pour les soignants, de faire le point collectivement et parler de souffrance de manière frontale.
Retrouvez ici le premier épisode de notre série “es soignants, ces héros ?”, avec l’historienne et sociologue des médias Isabelle Veyrat-Masson : Les soignants, ces héros ? Isabelle Veyrat-Masson : “C’est le sort des héros que d’être abandonnés”
Le deuxième épisode avec David Colon, professeur à Sciences Po : Les soignants, ces héros ? David Colon : “Le discours du gouvernement stigmatise les anti-héros, ceux qui ne veulent pas mettre leur vie en danger”
Et le troisième épisode, en compagnie du spécialiste des comics Xavier Fournier : Les soignants, ces héros ? Xavier Fournier : “Si les super-héros existaient, il y aurait sans doute des gens pour leur dire de quitter l’immeuble”
Propos recueillis par Julie Vitaline