Le Monde

La déforestation, première responsable de l’émergence d’épidémies ?

La communauté scientifique alarme sur la responsabilité humaine dans le déclenchement des épidémies, en hausse depuis quarante ans. Le rôle de la déforestation intéresse en particulier les chercheurs… mais reste difficile à isoler parmi une cascade d’autres facteurs.

“Les maladies infectieuses ont toujours des impacts profonds sur la vie des gens.” C’est ce que déclarait en 2016 le Dr. Ren Minghui, quelques semaines après être devenu sous-directeur général à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Quatre ans et sept épidémies plus tard, les rôles pourraient être inversés. Et si l’homme était lui-même le premier responsable de ces crises sanitaires? La communauté scientifique s’interroge et met en cause la destruction croissante de la biodiversité par l’espèce humaine. Une partie des chercheurs s’intéresse en particulier au rôle de la déforestation, et à son lien avec l’augmentation des épidémies.

L’idée n’a rien de saugrenue. La première étude sur la question remonte au début des années 1990. Depuis, les rapports se sont accumulés, et fournissent une littérature abondante. Dernier travail en date, celui de l’université de Stanford, le mois dernier. Il conclut que “la déforestation augmente les risques que les hommes soient au contact d’espèces animales sauvages, favorisant ainsi la transmission d’infections zoonotiques”.

Plus on détruit la forêt, plus les animaux se rapprochent dangereusement de l’homme

Ces infections zoonotiques, aussi appelées zoonoses, correspondent au passage d’un agent pathogène, c’est-à-dire un virus, une bactérie ou un parasite, d’un animal à l’homme. Leur fréquence interpelle, alors qu’au moins 75% des 180 maladies infectieuses émergentes connues chez l’homme sont d’origine animale, selon l’agence de l’ONU pour l’environnement. Et ce chiffre grimpe en flèche si l’on ne tient compte que des virus, plus aptes à muter que les autres micro-organismes. “Presque 100% des maladies virales chez l’homme ont une origine animale, estime Eric Leroy, virologue spécialiste des zoonoses à l’Institut français de recherche pour le développement (IRD). Il est clair que plus l’on détruit la forêt, plus l’on détruit l’habitat naturel de certaines espèces animales, plus ces espèces se rapprochent des populations humaines et plus nous leur sommes exposés, ce qui augmente les chances d’une transmission de virus.

Si la mondialisation nous enseigne que l’Homme est un acteur évident de la propagation des épidémies – via la globalisation du marché et du tourisme – les chercheurs semblent également lui attribuer le premier rôle dans la phase d’apparition des épidémies. En déforestant, plusieurs scénarios sont possibles. Dans le cas de l’épidémie de virus Nipah, apparue en Malaisie en 1998 et responsable de près de 400 décès, la destruction d’une partie de la forêt avait entraîné des espèces de chauve-souris, chassées de leur habitat naturel, à venir trouver les fruits dont elles se nourrissent près des exploitations agricoles locales, à majorité porcines. Le bétail avait consommé les restes de ces fruits, dans lesquels se trouvaient des sécrétions de chauve-souris porteuses du virus en question. Puis le pathogène s’est rapidement transmis à l’homme.

En augmentant les risques que les hommes soient au contact d’espèces animales sauvages, la déforestation favoriserait la transmission d’infections des animaux vers l’homme. Crédit: Piqsels


En Malaisie – et c’est le même schéma pour la plupart des épidémies liées à la déforestation – le virus “vectorisé”, porté par une espèce réservoir, a transité par une espèce relais avant d’infecter les populations humaines. Mais avant cette zoonose, la déforestation semble avoir joué un rôle plus en amont, en modifiant d’abord la densité des milieux naturels. “Avant même le rapprochement des animaux avec l’homme, il y a d’abord la question de l’évolution du pathogène dans le milieu naturel, insiste Arthur Kocher, chercheur en infectiologie à l’Institut Max Planck en Allemagne et auteur d’une thèse sur un parasite guyanais pour le centre d’étude de la biodiversité amazonienne. Il faut comprendre que la formation d’un nouvel environnement peut, dans certains cas, favoriser la prépondérance de certaines espèces d’animaux sauvages porteurs d’un pathogène donné, qui va alors plus facilement circuler dans ce milieu naturel dégradé. C’est le cas pour certaines espèces de moustiques, dont on sait qu’elles peuvent être favorisées par la déforestation.” Un constat partagé par Emilie Mosnier, infectiologue au centre hospitalier de Cayenne, et chercheuse au sein de l’unité de recherche mixte du Sesstim (un partenariat entre l’Inserm, l’IRD et Aix Marseille Université): “Dans l’émergence d’épidémies, il y a toujours trois facteurs: le pathogène – c’est-à-dire où il est et sa capacité à se multiplier –, le réservoir animal – s’il est diffus ou non –, et l’humain – s’il va aller à leur contact ou non.

Selon ce raisonnement, la déforestation est plus à risque dans les zones intertropicales, allant du Brésil à l’Asie du Sud-Est, en passant par l’Afrique centrale. A travers deux facteurs. Le premier est quantitatif: en se rapprochant de l’équateur, la biodiversité devient plus importante, et inclut alors une plus grande diversité de virus. Le second vient du fait que les populations humaines y sont particulièrement précaires, et vivent à proximité, voire dans la forêt, à l’image des orpailleurs illégaux et des amérindiens d’Amazonie. Conséquence: les maladies infectieuses y représentent toujours plus de 40% des décès, selon un rapport du Haut conseil de la santé publique. “Il y a une intrusion des populations humaines pour développer une agriculture ou des plantations de palmiers à huile qui font que des micro-organismes, existant depuis la nuit des temps dans ces écosystèmes là, vont interférer et avoir la possibilité de passer sur un nouveau passager”, explique Jean-François Guégan, coauteur de l’étude, parasitologue directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) et expert à l’OMS pour les nouveaux risques pandémiques.

Le lien de causalité est difficile à prouver à 100%

S’il reconnaît le rôle de la déforestation, Jean-François Guégan reste prudent, et préfère employer le terme de “corrélation statistique” entre l’augmentation de la déforestation, en hausse notamment de 85% sur l’année 2019 pour la forêt amazonienne brésilienne, et la multiplication des épidémies depuis quarante ans. “Les épidémies se composent d’événements en cascade. On est dans des systèmes multifactoriels complexes que la biologie et l’expérimentation ont du mal à cerner.Difficile, donc, de chercher une causalité directe, au point que sur l’ensemble des épidémies, le rôle de la déforestation n’a été prouvé formellement que pour une poignée d’infections, dont la première épidémie d’Ebola, en 1976. Un résultat annoncé il y a seulement trois ans, après plus de quarante ans de recherches au Soudan et en République démocratique du Congo, et qui reste encore contesté aujourd’hui. “C’est compliqué de mettre en évidence un lien direct et précis entre une émergence de virus et la déforestation. Ce que l’on sait, c’est que la déforestation, par principe et de manière conceptuelle, tendrait à augmenter la probabilité d’une transmission de virus à partir d’animaux sauvages forestiers. Mais chaque épidémie est un cas particulier. Il n’y a pas de schéma qui revient”, précise Eric Leroy, qui a passé plus de vingt ans sur le terrain en Afrique, dont cinq comme directeur du Centre international de recherches médicales de Franceville (CIRMF) au Gabon, durant la deuxième épidémie d’Ebola (1996-2002).

La difficulté d’établir le lien direct entre la déforestation et l’émergence d’épidémies viendrait donc d’abord d’une barrière purement scientifique: les épidémies ayant des causes multiples et simultanées, ne retenir qu’une cause en particulier relève de l’impossible pour les chercheurs. “On ne peut en rester qu’au stade des hypothèses, même si le lien de causalité est très plausible: ces corrélations ne sont pas non plus des coïncidences”, reprend Arthur Kocher. Directeur de recherche à l’Institut Pasteur, responsable de l’unité d’épidémiologie et modélisation de la résistance aux antimicrobiens, Didier Guillemot le martèle: « En science, on ne peut jamais conclure à un lien de cause à effet à partir de corrélations. »


Pour lui comme pour la plupart des chercheurs, d’autres barrières freinent la mise en évidence du rôle de la déforestation, comme la nature même des enquêtes de terrain menées après chaque crise sanitaire, et pouvant durer au moins dix ans. “C’est le problème que pose la démarche scientifique en général et ces études écologiques en milieu naturel: nous devons observer des preuves, alors même que nous parlons ici de changements sur le très long terme, subtiles et qui font appel à un large éventail de disciplines toutes très différentes”, confie Peter Daszak, président de l’ONG new-yorkaise EcoHealth Alliance, qui étudie les rapports entre l’environnement et les maladies infectieuses dans plus de 40 pays, dont le rôle de la déforestation depuis douze ans.

C’est lui qui a coordonné le projet “Predict” aux Etats-Unis, un vaste programme de recherche sur les causes des épidémies, en collaboration avec des laboratoires du monde entier, dont celui de Wuhan en Chine, avant que l’administration Trump ne mette fin à son financement en septembre dernier, sans donner de raison. “Une honte”, selon Peter Daszak.

“La science est cloisonnée… on connaît de moins en moins le domaine d’à côté”

Plus généralement, ces études épidémiologiques de terrain semblent souffrir d’un manque de moyens. Dans le cas des enquêtes sur le virus Ebola, Jean-François Guégan regrette que “95 % du budget des recherches ait été employé pour comprendre sa circulation entre humains, mais très peu sur le passage de l’animal à l’humain alors que nous savions très bien que c’était un virus zoonotique”. Le manque de moyens, c’est justement ce qui a poussé Jean-François Guégan à refuser de travailler sur le Covid-19. Le biologiste déplore cette stratégie de recherche particulièrement prégnante en France, héritière d’une culture pasteurienne plus curative que préventive: On s’intéresse beaucoup aux conséquences, très peu aux causes. Et même lorsqu’on s’intéresse aux causes, on ne s’intéresse qu’aux causes évidentes, pas aux causes plus profondes. On limite donc délibérément notre compréhension des processus à l’oeuvre dans l’émergence d’épidémies.

Etant donné sa complexité, l’étude de ces processus nécessite avant tout le talent de chercheurs issus de branches diverses, des sciences fondamentales aux sciences humaines. Là encore, un problème apparaît: le manque de collaboration entre scientifiques. “La science est cloisonnée. On connaît de plus en plus notre domaine, mais de moins en moins le domaine d’à côté, s’inquiète Eric Leroy. Il faut s’adapter à une nouvelle manière de fonctionner, dans un cadre collectif où toutes les branches doivent être au même niveau. C’est tout le principe des unités mixtes de recherche. Mais cela va encore prendre du temps.

Aujourd’hui, la plupart des chercheurs s’accordent à dire qu’il est trop tôt pour dire si la déforestation a pu jouer un rôle dans l’émergence du Covid-19. Les enquêtes débuteront après la crise, et pourront prendre jusqu’à dix ans. Crédit: Pxfuel

À EcoHealth Alliance, Peter Daszak le reconnaît: faire collaborer les scientifiques est parfois plus difficile que les recherches elles-mêmes. “Chaque discipline a son propre langage et sa propre culture. Nous essayons de recruter ceux qui ont plus d’ouverture d’esprit et auront autant de respect pour la virologie que pour l’anthropologie ou la sociologie. C’est la clé pour construire cette ‘Grande science’ dont nous avons besoin pour prévenir les épidémies.

Pour inciter les chercheurs à travailler de concert sur la question de la déforestation, certains en appellent aux politiques, alors même que les instances internationales ont déjà rappelé aux Etats le risque accru d’épidémies dans les zones tropicales. “Inverser ces tendances est, plus que jamais, un enjeu de santé publique mondiale”, alertait en mars Daniel Mira-Salama, un spécialiste environnemental de la Banque Mondiale.

“On se demande si les rapports sont lus”

Interrogée sur ses relations avec le monde politique, la communauté scientifique pointe, de son côté, un manque de coordination criant. Il y a deux semaines, le gouvernement français a demandé à Jean-François Guégan de lui fournir une note de synthèse sur le lien entre la modification par l’homme des écosystèmes et les risques infectieux émergents. “Mais cette note, je l’ai déjà faite, il y a quinze ans! (Remise en 2004 au ministère des affaires étrangères, NDLR) Le gouvernement lui-même n’est pas au courant des rapports qu’il a en sa possession. C’est à se demander s’ils sont lus, et lorsqu’ils le sont, s’ils sont réellement compris.


In fine, la plupart des chercheurs s’accordent au moins sur une chose: il est trop tôt pour dire si la déforestation a pu jouer un rôle dans l’émergence du Covid-19. Ce que certains élus politiques n’ont néanmoins pas hésité à affirmer, à l’image de David Belliard. Le candidat EELV à la Mairie de Paris a dit s’appuyer sur les propos de la présidente du Haut conseil pour le climat (HCC), Corinne Le Quéré, soutenant dans une interview au Monde que la déforestation était l’une des causes de la pandémie actuelle, sans que cette affirmation n’apparaisse dans le rapport du HCC publié le mois dernier.

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Maxime Lemaitre

@MaximeLema