Le Monde

A la télévision, les syndicats de journalistes dénoncent une télé “dégradée”

Après deux mois de JT consacrés au coronavirus, les syndicats de journalistes appellent à plus de rigueur sur le traitement de l’information à la télévision. Pour que l’esprit critique “ne reste pas confiné”.

“Les travers de chacun se sont exacerbés”, résume Véronique Marchand. Elle explique les critiques des journalistes à l’endroit des directions des chaînes TV depuis le début de la crise du Covid-19. Le SNJ-CGT dont elle fait partie alerte depuis mars sur le risque pour la profession de voir la qualité de son travail diminuer pendant la crise sanitaire. Alors que l’esprit critique devient encore plus nécessaire qu’en temps normal pour décrypter les enjeux d’une crise complexe, le Syndicat national des journalistes (SNJ), majoritaire, met lui-aussi en garde face à un “crash éditorial”. Selon les organisations, c’est surtout l’esprit critique face à la communication gouvernementale qui fait défaut dans les rédactions ces derniers temps.

Les journalistes les plus mobilisés sur le sujet sont sûrement ceux de France Télévisions. Plus syndiqués qu’ailleurs, ils se réunissent et communiquent sur leurs pratiques professionnelles depuis le début de la crise à travers communiqués et réseaux sociaux. Ce sont surtout les journaux télévisés qui sont pointés du doigt. “Nous avons une mission de service public, c’est normal que nous véhiculions des messages gouvernementaux pour faire passer les consignes sanitaires, explique Serge Cimino (SNJ) de France 3. Mais dans le cadre de nos journaux, nous avons besoin de différents points de vue et de questionner la politique du gouvernement.” 

Même si les sujets de ses collègues ne sont pas le problème en soi selon lui, les professionnels ne doivent pas oublier leurs réflexes journalistiques: traiter de tous les aspects de la crise, et pas uniquement de ce qui fonctionne bien. “Bien sûr, il n’y a pas d’ordre donné depuis le sommet de l’État, mais il y a un emballement médiatique lié à l’urgence de la crise. On dit tous la même chose.” Serge Cimino et ses confrères déplorent par exemple le message envoyé autour du déconfinement: “Sous couvert de reprise économique, il se pourrait qu’on envoie des gens au casse-pipe en les remettant au travail. Il faut questionner ça dans nos journaux.”

Entre manque de contexte et manque de temps

Une raison pour expliquer ce manque de regard critique: la contrainte du temps, exacerbée par la crise sanitaire. “Le temps de l’info est encore plus rapide et mène à un traitement par breaking-news, rapporte Alban Azais de BFM TV, cela empêche de prendre du recul sur le sujet.” Pendus aux lèvres du gouvernement lorsqu’il annonce des mesures importantes, les journalistes TV doivent se presser de traiter l’info en simultané pour la restituer simplement aux spectateurs. Ce traitement rapide de l’information est parfois propice à l’erreur. France 3 Occitanie avait par exemple annoncé la mort d’un homme atteint du Covid-19 fin mars, avant que cela ne soit démenti par l’Agence régionale de santé. Le journal d’Anne-Sophie Lapix affirmait le 7 avril qu’1,5 million de personnes correspondait à 9% de la population française. Cela aurait signifié que la France comptait environ 15 millions d’habitants, comme l’a relevé le site de critique des médias Acrimed.

“Nous avons tiré la sonnette d’alarme, depuis ça va un peu mieux”, nuance Serge Cimino. Dès le début de la crise, les syndicats ont signalé le nombre de micros-trottoirs sur les antennes de France Télévisions, bien trop élevé selon eux. Depuis, il y en a moins. “Les micros-trottoirs exposent les journalistes aux risques de contamination, alors que ce n’est pas une forme journalistique fondamentale. C’est du remplissage facile de l’antenne, sans savoir d’où les interviewés s’expriment”, explique Véronique Marchand. Elle salue aussi le choix de la rédaction de France 3 Hauts-de-France qui a choisi de diffuser un reportage hors coronavirus, lors du journal régional. Le 24 avril, la chaîne diffusait un reportage sur une grave pollution de L’Escaut survenue entre la France et la Belgique. “Ça n’a rien à voir avec le Covid, mais ça a été traité, c’était un sujet important. Il en faut plus comme ça!”

Affiche de Mai 68. Crédit: gallica.bnf.fr

“Sans esprit critique, il y a un risque de faire de la télé-préfecture, dénonce Véronique Marchand pour désigner un journalisme institutionnel qui questionnerait peu les décisions politiques. “On a par exemple beaucoup entendu les recteurs et les préfets et assez peu les syndicats sur certains sujets”, pointe-t-elle. Un risque qui s’est présenté récemment, à l’occasion de la blessure grave subie par un homme lors de son interpellation à Villeneuve-La-Garenne le 18 avril. Sur TF1 le lendemain, les journalistes en charge du sujet mettent en avant la version des faits de la police, en l’affichant à l’écran par exemple. Lorsque la police est à nouveau mise en cause une semaine plus tard dans une affaire de violences et d’insultes racistes à L’Ile-Saint-Denis, les journaux de TF1 et France 2 ne mettent pas en perspective les faits avec d’autres exactions dont sont accusées les forces de l’ordre un peu partout en France ces dernières semaines.

Dans le 20h de TF1, la voix off présente d’entrée la victime sur un ton accusateur : “Un homme de 30 ans soupçonné de cambriolage, un ressortissant égyptien menacé d’expulsion.” Le sujet dure une minute 45 et ne laisse pas le temps d’aborder la dernière partie de la vidéo des violences, dans laquelle on entend des bruits de chocs provenir de l’intérieur du fourgon, suivis des cris de la victime et des rires et insultes des policiers. En revanche, France 2 accorde plus de deux minutes au sujet et considère une plus grande partie de la vidéo.

Emmanuel Lechypre, le 24 avril. Capture d’écran BFM TV.
Télé dégradée

Globalement, les chaînes de télévision se sont mises à fonctionner en mode dégradé, comme l’appellent les journalistes. Les images sont souvent issues de webcams et de smartphones et les interviews sont données en visioconférence pour éviter les sorties et les contacts physiques. Ces économies ont des conséquences sur le travail éditorial des rédactions. “Il y a moins de reportages et plus de plateau, relate Alban Azais de BFM TV et RMC. Il y a plus de temps consacré à l’opinion et aux experts, ce qui donne le sentiment de perdre en proximité avec nos spectateurs.” D’ailleurs, les reportages se situent moins souvent en régions depuis le début du confinement à cause des mesures de sécurité, manque de transports et d’hébergement.

“Et dans le même temps, on a l’impression que le champ d’expression de l’opinion se referme”, ajoute le délégué SNJ-CGT. Les plateaux des chaînes d’information en continu n’ont en effet pas connu de trêve dans les polémiques suscitées par les éditorialistes, depuis les propos racistes d’Emmanuel Lechypre jusqu’au parallèle réactionnaire d’Ivan Rioufol sur le courage des enfants qui allaient à l’école pendant la guerre.

“Le niveau de débat des journaux télévisés ne reflète pas les attentes des Français qu’on constate sur les réseaux sociaux, signale Véronique Marchand. Sur le service public, les Français n’en ont pas pour leur argent !” Selon elle, les journaux télévisés consacrent de trop nombreux reportages aux initiatives citoyennes, qui proposent de fabriquer des masques en tissus par exemple. “On a l’impression que c’est devenu normal d’en arriver là”, constate Serge Cimino, alors que Libération publiait le 27 avril une enquête dévoilant les manquements du gouvernement en la matière. Le journaliste de France 3 ajoute que la question de la responsabilité de l’État sera traitée: “Pour l’instant ça a été fait dans Envoyé Spécial et Complément d’enquête. On fera en sorte que ce soit fait dans nos journaux.”

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Paul Ricaud

@1paul1ricaud