Le Monde

Ce masque qui empêche les sourds et malentendants de lire sur les lèvres

Avec la généralisation du port du masque et des mesures de distanciation sociale, les personnes sourdes et malentendantes ont peur de ne plus pouvoir lire sur les lèvres et d’être les oubliées du déconfinement.

Ma première réaction à l’annonce du port obligatoire du masque a été d’en rire… Comment allons-nous faire pour communiquer avec les entendants?” Pour Agnès Cardif, devenue sourde à l’âge de 22 ans, l’annonce de la généralisation du port du masque à partir du 11 mai par le Premier ministre Edouard Philippe a ravivé de douloureux souvenirs. Cela me ramène 40 ans en arrière, au début de ma surdité, quand je ne comprenais plus rien à ce qui se disait, quand je cherchais désespérément sur la bouche de mon interlocuteur ce qu’il voulait dire, poursuit-elle. Cela me rendait malade!”

Après le déconfinement, le masque sera obligatoire dans tous les transports en commun et “préférable” dans la rue et les commerces. Or, le porter complique l’expression des “signants”. Pour parler en langue des signes, on a besoin de nos expressions faciales: elles sont considérées comme de la grammaire, explique Gaël Prigent, sourd signant et oralisant, c’est-à-dire utilisant la langue parlée. Sans elles et sans contexte, on ne sait pas de quel mot il s’agit.” Yann Griset, président de la fédération d’associations Bucodes SurdiFrance prend pour exemple le clip en langue des signes de la chanson “Savoir aimer” de Florent Pagny: “Sans les expressions du visage, on pourrait confondre ‘savoir aimer’ avec ‘savoir vomir’ ! ”  

Impossible de lire sur les lèvres

Pourtant les “signants” sont en minorité parmi les personnes sourdes et malentendantes: entre 1 et 2%, selon le Centre national d’information sur la surdité. La plupart, et notamment les devenus-sourds, se servent donc de la lecture labiale… ce qui rend le port généralisé du masque d’autant plus problématique. “Quand on entend mal, on se rattache à la lecture labiale, quel que soit notre niveau d’audition”, éclaire Yann Griset. Cela concernerait plus de sept millions de personnes. “Le plus dur avec un masque, ce n’est pas de se faire comprendre mais de comprendre les autres”, résume Françoise*.

Au bureau, au supermarché ou chez le médecin, les sourds sont donc contraints au système D, comme Patrick*, sauveteur secouriste à la Croix-Rouge et seul sourd de son équipe: “En mission, pour communiquer avec moi, mes collègues doivent se reculer et enlever leur masque le temps de parler.”

Patrick* est sauveteur secouriste à la Croix Rouge. Seul sourd de son équipe, ses collègues doivent ôter leurs masques pour communiquer avec lui. DR

Ces problèmes de communication liés au masque pourraient même avoir un impact sur les carrières des personnes concernées. “J’appréhende le déconfinement car je cherche un travail et je me dis que si j’ai un entretien avec une personne qui porte un masque ça ne va pas être possible.”, s’inquiète Karine Astier. Françoise* craint quant à elle que son contrat ne soit pas renouvelé: “Je travaille dans un atelier très bruyant où je ne peux pas porter mes appareils. Avec le masque, je ne vais sûrement pas pouvoir reprendre le travail: il me serait impossible de comprendre quoi que ce soit. Mon employeur ne m’a encore rien proposé, mais je suis persuadée qu’il ne va pas penser à mon cas particulier.

Des masques transparents pour laisser voir la bouche

Nous avons écrit une lettre à nos députés pour les interpeller sur la mise à l’écart que représente le port généralisé du masque”, explique Jeanne Guigo, vice-présidente d’Oreille et Vie, association de malentendants et devenus-sourds dans le Morbihan. “La distanciation sociale est aussi un problème, car on a tendance à s’approcher des personnes pour mieux entendre ou pour que les appareils auditifs captent les sons: les micros ne fonctionnent pas aussi bien que de bonnes oreilles”, rappelle-t-elle. La structure demande aussi à ses parlementaires de soutenir le projet d’homologation et de fabrication de masques à fenêtre transparente.

La secrétaire d’Etat en charge des personnes handicapées Sophie Cluzel a promis de réfléchir à la solution des masques avec fenêtre transparente – ou “masque inclusif” – et aux visières.

Bien sûr, il peut y avoir de la buée mais on sait déjà faire en sorte qu’il n’y en ait pas, notamment pour les masques de plongée.” Pour l’instant, quelques rares entreprises et particuliers se sont saisis de la question et fabriquent des masques inclusifs en petite quantité.

Le masque inclusif est un masque destiné à faciliter la communication entre les personnes S/sourdes et entendantes…

Gepostet von Masque inclusif am Freitag, 24. April 2020

Selon Agnès Cardiff, “il est pourtant indispensable que les entendants portent les masques transparents en priorité car ce sont les sourds qui ont besoin de comprendre en lecture labiale”. Quant aux autres solutions, elles restent marginales. Parmi elles, la boucle à induction magnétique, un système de transmission sans fil du son permettant d’éliminer les bruits ambiants pour les personnes équipées d’un appareil auditif ou d’un implant cochléaire. “Or le taux d’appareillage en France n’est pas énorme, environ 30%”, estime Yann Griset.

Ce qui peut tout de suite aider, c’est de ne pas hésiter à s’identifier comme personne sourde”, conseille Cédric Lorant, président de l’union d’associations Unanimes. Par exemple avec un badge”. Yann Griset a par exemple reçu de nombreuses demandes de personnes sourdes pour obtenir des badges représentant une oreille barrée.

La crise sanitaire fait ressortir le manque d’inclusion

Depuis le début de la crise sanitaire, les téléspectateurs ont pu remarquer une certaine volonté d’inclusion dans les allocutions officielles du président Emmanuel Macron. Interprète en LSF “en grand” et non plus en vignette, sous-titre en vélotypie – aussitôt moqués et détournés sur les réseaux sociaux – dès le discours du 16 mars: les personnes sourdes et malentendantes sont soudain apparues aux yeux des entendants. Mais ces initiatives restent bien minces, selon les associations.

C’est vrai que le Président est sous-titré et il y a un interprète en LSF, mais dès que l’on descend plus bas, ces initiatives disparaissent, par exemple lors des discours de certains ministères, et surtout pour la communication locale”, regrette Yann Griset. “On peut parler d’une sorte de ‘social washing’”, ajoute-t-il. Lui qui est sourd et habite à Roubaix, en a fait l’expérience dans sa commune. “Le maire a instauré un couvre-feu à partir de 21h, mais je ne l’ai ni appris par la mairie, ni par la télévision locale! Je l’ai su au détour d’une conversation avec un ami, ce qui prouve bien qu’il y a encore du chemin à faire en termes d’accessibilité de l’information”, explique-t-il avant de conclure: “Les sourds ont vraiment l’impression d’être des citoyens de seconde zone.”

Pour les personnes qui ne peuvent pas téléphoner, le numéro d’urgence dédié 114 est accessible par visiophonie, tchat, SMS ou fax (en envoyant directement un message au 114, en téléchargeant l’application Urgence 114 ou en appelant depuis le site urgence114.fr).

* Les prénoms ont été modifiés

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Tiphaine Niederlaender et Apolline Guillerot-Malick

@tiniederlaender / @unpdeuxailes / @apollinegui