Avec la crise sanitaire, c’est toute l’industrie cinématographique qui est à l’arrêt. Exploitants de salles et distributeurs tentent de limiter les pertes, par des plateformes en ligne ou des sorties anticipées en VOD. La situation économique du secteur pourrait s’aggraver sans compensations financières de l’Etat.
Cela fait bientôt deux mois que la devanture en bois du cinéma L’Eldorado de Saint-Pierre-d’Oléron est restée close. Alors pour continuer à faire vivre le cinéma sur cette île de Charente-Maritime et compléter les finances, son directeur Philippe Chagneau travaille depuis peu avec deux plateformes: “La Vingt-Cinquième Heure” et “La Toile”. “On propose des séances en ligne avec des rencontres des membres de l’équipe du film, explique-t-il. On fait de la publicité auprès de nos spectateurs habituels, qui payent le prix d’une place de cinéma.” Ces plateformes fonctionnent par système de partage de recettes entre le distributeur, la salle de cinéma et le site hébergeur. “Pour l’instant on fait de petits scores, note néanmoins le directeur. On a eu 22 participants pour la première séance!”
Fermés depuis le 14 mars dernier, les 2 040 cinémas français (selon le dernier recensement du CNC) pourraient rouvrir cet été, mais cet horizon est encore bien incertain. Au total, la sortie d’une centaine de films – prévus entre la mi-mars et la mi-mai – sera reportée. Mais cette accumulation ne devrait pas causer “d’embouteillage” à la réouverture des cinémas. Et pour cause: une partie d’entre eux a été reprogrammée à l’automne. Jane Roger, co-présidente du Syndicat de distributeurs indépendants (SDI) va plus loin, cet été sera celui du “vide cinématographique”. “Peu de films vont sortir d’ici à septembre, peu de personnes vont prendre le risque de se rendre dans des salles de cinéma, déplore-t-elle. Pour gagner du temps, il va falloir espacer les sorties.” Cette situation de vide dans la programmation risque d’ailleurs de se répéter l’année prochaine “à cause des arrêts de production pendant la durée du confinement”, souligne Philippe Chagneau.
Reprogrammation des films non diffusés
Les pertes s’accumulent chaque jour pour les distributeurs dont le film est resté dans les cartons. Il va falloir organiser une nouvelle date de sortie, ce qui implique de réinvestir pour promouvoir le film puis le diffuser. A L’Eldorado, Philippe Chagneau a opté pour la solution préconisée par la Fédération des cinémas français: remettre à l’affiche les films de la semaine du 15 mars. “Ils se sont retrouvés complètement à la rue. Ce serait dommage qu’ils ne puissent pas passer au cinéma!”
Sorti une première fois en salle le 11 mars, La Bonne épouse, réalisé par Martin Provost n’a été diffusé que quatre jours avec un démarrage encourageant de 170 000 entrées. “On était partis pour faire 1,5 million d’entrées minimum. Ç’aurait été notre plus grand succès!” peste Alexandre Mallet-Guy, distributeur du film, interrogé par nos confrères de l’Obs. L’enjeu est grand pour la société de distribution Memento: c’est son plus gros investissement en dix-sept ans d’existence. Un million d’euros de frais de sortie, pour un objectif d’un million d’entrées.
Arrêté en pleine diffusion avec le coronavirus, Memento réfléchit à sortir le film sur des plateformes de vidéos à la demande (VOD). Puis se ravise: “Ce n’aurait pas été le bon choix sur un film dont le cœur de cible est un public senior, peu consommateur de VOD. Et puis on ne pouvait pas rentabiliser le film grâce aux revenus de la VOD, encore marginaux par rapport à ceux de la salle. On a donc décidé de ressortir le film quand les salles rouvriront.”
La VOD pour limiter les pertes
Au contraire de Memento, plusieurs sociétés françaises font le choix d’une sortie anticipée en VOD. Amazon Prime Vidéo a par exemple racheté les droits des films Pinocchio, distribué par Le Pacte, et Forte diffusé par TF1 Studio.
Une tendance qui ne s’applique que pour un nombre restreint de films. La société Les Studios du Poisson a décidé de prendre les devants, en proposant son film The Room (Christian Volckman) en VOD à l’achat ou en location. La sortie au cinéma était prévue le 23 mars, mais pas question d’attendre l’été. “Il aurait été difficile de se démarquer en face des nombreux films qui sortiront dans les prochains mois”, considère la productrice Yaël Fogiel.
Depuis le 8 mai, The Room est disponible sur plusieurs plateformes (Orange, Canal VOD, iTunes) à 11,99 euros. De quoi engranger des recettes, même si Yaël Fogiel aurait préféré le dévoiler sur grand écran: “Le cinéma est un cadre unique pour visionner des films. C’est un lieu de surprises, où l’on ne sait jamais combien d’entrées on va faire. La VOD nous sépare de ce suspense.” La production estime le manque à gagner entre 50 000 et 100 000 euros, pour un film dont le budget est estimé à près de 4 millions d’euros.
“Les films qui sortiront à la réouverture des salles serviront de cobayes pour relancer le marché.”
Jane Roger, co-présidente du Syndicat des distributeurs indépendants
Pas de péril économique pour Les Studios du Poisson, mais la situation pourrait être différente sans retour à la normale d’ici six mois. Beaucoup de distributeurs sortiront affaiblis par cette crise inédite. “Les films prévus à la réouverture des salles n’y arriveront pas: ils vont diffuser à perte et n’auront pas de retour sur investissement”, anticipe Jane Roger. Elle demande par exemple à ce que les régies publicitaires proposent des espaces gratuits pour les films diffusés cet été.
Pour limiter les effets de la crise, le Centre national du cinéma et de l’image animée a modifié les règles de la “chronologie des médias”: la sortie en VOD est autorisée pour les films prévus au cinéma pendant la période de confinement. Mais il faut aller plus loin pour Jane Roger. “Le gouvernement doit accorder une aide exceptionnelle aux sociétés du cinéma pour compenser la réduction des séances et du nombre de spectateurs à la réouverture des salles.” Sans aides financières, le Syndicat de distributeurs indépendants estime que des dizaines de sociétés cinématographiques pourraient baisser le rideau.
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Irvin Blonz et Apolline Guillerot-Malick
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